LES FRONTIÈRES
POÈME D´Antonio Miranda
Illustration de Zenilton de Jesus Gayoso Miranda
traduit en français par Florence Dravet
I.
Frontières de la fin du monde
démarquant l´inconnu
et l´insondable:
limite inconcevable
— finis terrae
Séparant le monde civilisé
des terres innommables
de monstres et de barbares
de bêtes et de cyclopes
de langues indéchiffrables
quand ce ne sont pas des peuples sans parole
et sans compréhension
des nomades exilés
déformés de toute complexion
et de toute raison
sans histoire sans avenir
des gens abandonnés
par Dieu depuis l´exode des exodes.
Divisant croyants et incroyants
sans port, sans destin
confinés par les lignes départageantes
de la faim, du froid, des croyances
qui évoquent des divinités animiques
à l´abris des protections naturelles
et raisonnables.
Autres sont les frontières
du monde civilisé
du monde démarqué
et assiégé
des limites arbitraires
surveillées
s´étendant sur des territoires
nommés
avec des titres de possession
et de domaine.
Terres féodalisées
par des seigneurs anoblis
ou par des gouvernements d´occasion
— égaux dans tous les sens –
aguerris dans leur clôture
dans l´appartement du monde
et dans leur exclusion
et possession.
II.
Qu´est-ce qui démarque deux peuples,
deux nations, deux personnes?
Quelle ligne de partage
les fait différents
les met en contrepoint?
Et les nations sans territoire
les peuples sans démarcation?
Quelle est l´appartenance tellurique
du gitan et de l´immigré
du nordestin en exil
et de l´indien nomade
ou errant et solitaire?
Quelle est la patrie des fugitifs
des expatriés, exilés
bannis dans l´ostracisme
des gens de la rue
des sans-terre
des peuples errants
des tribus ambulantes
des communautés alternatives
sans territoire
et domicile fixe?
Sous les ponts, cela correspond
à quelle nation?
Sous les pilotis insalubres,
de quelle citoyenneté fait-on partie?
Passeurs en mer
clandestin sur les cargos
aventuriers passants.
Nations expatriées
peuples transhumés
gens dépouillés
dans des ghettos
aliénés de toute appartenance légale
sur des frontières abstraites
culturelles et conventionnelles.
Qu´est-ce qui sépare un pays de l´autre?
Un drapeau? Une langue?
Une constitution?
Une intention démarcatrice?
Un précepte ou un prejugé?
Une clotûre, un mur de circonstance?
Idéologies? Ethnies? Religions?
Ou des interêts tribaux? Quoi d´autre?
Les sentiments telluriques, ancestraux
les valeurs transnationales
quelle patrie habitent-ils?
Les gens qui naissent, vivent
et meurrent sans aucun registre
de naissance ni de mort
à quel pays appartiennent-ils?
Quelle est la frontière qui éloigne
un quartier millionaire en bonne santé
d´un autre, ouvrier et misérable?
Qu´est-ce qui sépare ces enfants
blonds, beaux et vitaminés
des autres, noirs et squelettiques?
Ces corps sveltes, forts et bronzés
de ceux déformés des esclaves?
Sous terre, plantés tels cadavres indigents
on est des gens
et de quelle nationalité?
III.
Frontières abstraites, rituelles
frontières indéfinissables
arbitraires
inouvrables
plus imaginaires que réelles
infinies.
Parfois elles partagent
d´autres fois elles rapprochent.
Peuples fracturés
coupés au milieu
- les basques, les yanomamis
les kurdes, les gaúchos
les pantaneiros – et aussi leurs animaux
leurs oiseaux
systèmes écologiques
(continus, contigus)
sectionnés, amputés,
sciés.
Qu´est-ce qui rapproche les guerrilleros
des traficants de drogue
- serait-ce les vases communiquants
ou les associations de circonstance?
Que dire des marchands
de contrebande
trafficants?
De quel côté sont-ils?
La frontière partage et exclue
protège et sépare
avilie et humilie
les peuples indépartageables
- ou hybrides comme les brésiguayens –
comme les camionneurs
qui engrossent les stations
où ils fraient
dans les villages isolés
par eux dévergondés
par eux inseminés
de virus et nouvelles
transportées.
Ce sont des fleuves des montagnes des forêts
infranchissables, ce sont de hauts plateaux
insurmontables
où les lignes de démarcation ne se voient pas
ne se reconnaissent pas.
Ce sont des terres impraticables
que ni les missionnaires
ni les garimpeiros
et les milices des frontières
ne parcourrent.
Il y a aussi les postes de contrôle
qui fouillent les routards
et laissent passer la contrebande
et encore les frontières murées
avec des clôtures électriques
gardées par des chiens militaires
mais où les échanges
et le va-et-vient ne cessent pas
dans le ventre des gens
l´anus du voyageur
l´estomac du chauffeur de taxi
et sous le faux sol du conducteur.
Il y a les frontières marines
qui rapprochent plus qu´elles ne séparent
davantage à l´allée qu´au retour
dont le flux varie
selon la nuit ou le jour
avec leurs plages d´arrivée
leur ports et leurs douanes.
Seules les hirondelles n´obéissent pas
aux normes prescrites
seules les baleines ne réclament pas
de visas ou de vaccins
et les étoiles ne se rendent pas compte
de ce qu´elles illuminent.
IV.
En vérité, je vous le dis
nos frontières premières
—du début du capitalisme portugais-
furent les capitaineries héréditaires:
elles se multiplient par centaines
sur les os et les piliers plantés
à l´aurore des nationalités.
Avant cela, notre ligne
de partage était plus précaire
—droit réel ou de papauté –
mais personne ne la respectait
c´était le Traité de Tordésille
qui ne partageait rien de rien
sur des terres encore à découvrir
et à explorer.
Auparavant, ni même cela
ne nous partageait ou ne se comprenait
c´était le Paradis Perdu
séparant l´outre-mer
des terres endiablées
partageant le monde-pomme
en deux moitiés appétissantes
car il n´y a pas de pouvoir
qui dure pour toujours
—qu´il soit humain ou même divin -
qui ne pourrisse ou ne fâne
même s´il semble être là pour l´éternité.
(Poème écrit lors d´un voyage le long de la frontière entre le Brésil et le Vénézuela, en décembre 2004) |